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Lendemains de 11 septembre : Émotion, raison, piège à cons

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Message  Newo Mar 13 Sep - 8:38

Émotion, raison, piège à cons
Philippe Corcuff, enseignant-chercheur, engagé dans les gauches radicales et altermondialistes

Émotion, d'abord

Des milliers de personnes vaquant à leurs occupations quotidiennes, comme nous, massacrées, éliminées, bousillées, liquidées, décimées, anéanties, définitivement, des humains comme nous. Des milliers d'amants, d'amis, de parents, d'enfants, comme nos proches, séparés, déchirés, à jamais. Des milliers de civils, sans préoccupations guerrières, touchés aveuglément, comme les civils de toutes les guerres. Pour beaucoup d'entre nous, c'est d'abord l'émotion qui a surgi, incontrôlable. Quelque chose comme un humanisme du corps, au ras des tripes, au bord des larmes. Et ils pouvaient bien blablater, "communiquer", "expliquer", "géopolitiser" tous ces journalistes et ces spécialistes qui occupaient les antennes de télévision et de radio. Cela n'enlevait rien à notre irrépressible envie de gerber. Ils nous donnaient juste un peu plus le tournis, ajoutant à notre mal au crâne. L'émotion d'abord, un truc humain qui sert sans doute à rien, pendant que les connards habituels s'inquiétaient des cours de la Bourse. Face à un tel ébranlement de nos sentiments et de nos valeurs, non, nous ne sommes pas "tous américains". Parce qu'on n'en à rien à foutre des histoires de "nations" en cet instant, "américaine" ou autre. "Nous sommes tous des êtres humains" est plus ajusté au choc.

Il y a bien ceux qui souffrent ailleurs, ou simplement qui s'en sentent solidaires ici, et qui peuvent être tentés de dire : "Et tous les autres morts dont on ne parle pas...et tous ces morts du fait de la responsabilité directe ou indirecte des Américains...et les morts palestiniens aujourd'hui encore...et puis c'est bien un peu de leur faute, on récolte ce qu'on a semé...". Ceux-là, on peut comprendre leurs raisons, mais on a pourtant envie de leur dire : "Je vous emmerde". Leurs raisons viennent faire barrage à l'émotion, leurs raisons viennent même faire barrage à la raison. Si je suis choqué de la mort d'enfants palestiniens, c'est bien parce qu'il s'agit d'humains, vis-à-vis desquels j'ai l'intuition d'une parenté morale, quelque chose comme une commune humanité. Commune humanité fragile, incertaine, souvent brouillée par les différences de nations, de religions, etc. Si mon émotion, et donc ma raison, deviennent par trop sélectives, alors je perds de vue ce sens d'une humanité partagée, et je ne vois plus que des "américains" ou des "palestiniens" et non pas des humains. Non, ceux qui sont sous les décombres à New York ne sont pas avant tout des "Américains", ce sont des humains innocents, frappés de manière aveugle et injuste, comme les enfants qui tombent sous les balles de l'armée israélienne sont avant tout des enfants et non des "Palestiniens". Si on oublie cet humanisme minimal, nécessairement internationaliste et débordant les divisions culturelles et religieuses, les mouvements qui se prétendent de "libération" pourraient nous préparer de nouvelles oppressions.

Et qu'est-ce que cette comptabilité macabre qui voudrait que, du fait des morts passés (indiens, vietnamiens, chiliens, irakiens, etc.), "ça serait bien fait pour eux" ? Est-ce que les morts d'aujourd'hui permettent de ressusciter les morts d'hier ? Et c'est qui "eux" ? Quelle est cette opération pleine d'abstractions mortifères qui permet de laver sa conscience à moindre frais en rendant responsables des crimes de l'impérialisme américain à travers l'histoire ces milliers d'individus singuliers ensevelis sous la haine à New York ? Quand des gens, au nom de "mouvements de libération", viennent vous débiter cette langue de bois en tranches de cercueils, on désespère un peu plus de la "libération". La gauche, y compris dans ses secteurs les plus critiques et les plus radicaux, a souvent été trop complaisante à l'égard des penchants troubles qui s'expriment parmi les opprimés et leurs porte-parole : par exemple, vis-à-vis de la présence au sein des cercles de soutien à la cause palestinienne d'un antisionisme aux relents explicitement antisémites ou au sein du mouvement ouvrier des points d'ancrage du racisme anti-arabe ou de la violence sexiste et homophobe. Cela entache pourtant son projet d'émancipation humaine.

Émotion et raison

Et puis, il y a tous ces "petits malins", qui se font encore discrets, mais qui "n'en pensent pas moins", en ironisant dans leur coin. Á ceux-là, "on ne l'a fait pas" : ils savent. Ils savent "les rapports de forces" et "la géopolitique". Ils savent "la nature humaine" et le mal endémique qui la ronge. Ils savent "l'idéologie" et "le matraquage des médias". Leur supposé savoir fait aussi barrage à l'émotion. Ce sont "les plus malins" dont parlait Charles Péguy : "Le monde des intelligents, des avancés, de ceux à qui on n'en remontre pas, de ceux à qui on n'en fait pas accroire (...) Le monde de ceux qui ne sont pas des dupes, des imbéciles. Comme nous" (Notre jeunesse, 1ère éd . : 1910). Pour eux, la vie est bien enserrée dans des petites cases fixes, prédéfinies, prévisibles. Leur raison froide, calculatrice, desséchée croit avoir mis à distance définitivement l'aléatoire, le passionnel, l'émotion. Je préfère, devant les morts de New York, pleurer comme un imbécile. Oui, nous sommes tous des imbéciles, des humains, des pas malins !

Mais la raison ne peut-elle pas être nourrie par nos émotions ? Est-ce que ce n'est pas à partir de ses émotions que l'on va essayer de comprendre, d'expliquer, puis d'agir raisonnablement sur le monde, ses malheurs et ses injustices. Á partir de ses émotions, et non pas à leur place ! "Nous savons que la raison n'épuise pas la vie et même le meilleur de la vie", écrivait Péguy dans un autre texte (De la raison, 1ère éd. : 1901). D'où sa défense non intégriste de la raison : "Nous ne la défendons pas contre les passions (...) mais contre les démences, contre les insanités". La raison vivifiée par l'émotion peut permettre en retour de filtrer les passions, d'en mieux maîtriser les excès les plus nuisibles pour les autres humains. Nous n'attendons pas beaucoup de raison des actuels "Maîtres du Monde". Il est à craindre que le désir de vengeance ou le besoin de médiatiser leur puissance retrouvée ne leur fasse faire n'importe quoi : aveugles et aveuglés comme les salauds qui se sont abattus sur le sol américain, la catégorie "islamistes" (comme pour d'autres la catégorie "américains") permettant, dans l'amalgame, de ne pas voir les humains qu'on tue.

Piège à cons

Dans ce retour de la raison, avec l'émotion, après l'émotion, la galaxie pour une autre mondialisation qui s'est développée de Seattle à Gênes, avec des militants de pays du Nord et du Sud, a peut-être une responsabilité particulière. Car nous risquons d'être écrasés dans un piège à cons impitoyable : entre les misères générées par la mondialisation libérale et les atrocités de desperados du terrorisme, cherchant simplement à humilier dans le sang les puissances impériales, dans la quête d'un hypothétique au-delà religieux. Le monde arabo-musulman, dont les fanatiques aimeraient séduire les masses déshéritées, représente un enjeu de taille dans le combat qui s'engage : justice sociale et démocratie au Sud et au Nord ou barbaries partout (barbaries générées par la domination planétaire de la loi du profit et barbaries des massacres aveugles comme celui de New York). Les ONG, associations, syndicats et organisations politiques se battant pour une autre mondialisation doivent impérativement nouer des solidarités nouvelles dans le monde arabo-musulman avec des forces qui puisent dans la tradition islamique des perspectives humanistes, démocratiques et progressistes. Or c'est un secteur pour l'instant délaissé dans les mobilisations internationales en cours. Et dans cette course de vitesse infernale, les desperados et leur "no future" (en tout cas humain, ici-bas) ont pris quelque avance : par leur ignominie, ils ont renforcé le consensus des populations occidentales autour des dirigeants conservateurs américains, et ils ont facilité la criminalisation des oppositions à la mondialisation libérale.

Paru initialement dans l'hebdomadaire Lyon Capitale, n° 343, 19 septembre 2001
Repris dans Prises de tête pour un autre monde. Chroniques (Paris, éditions Textuel, collection « La Discorde », 2004, pp.67-70)

Newo

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Date d'inscription : 13/07/2011

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